2

 

Les lobes olfactifs sont probablement les éléments les plus anciens du cerveau humain. Tout laisse supposer qu’ils ont fait leur apparition dans le système nerveux des vers aveugles qui se frayaient un chemin au sein des boues opaques des mers du Cambrien. Pour avoir une quelconque utilité, cependant, ils doivent se trouver en étroit contact avec leur environnement et c’est pour cette raison que sous l’arête du nez la matière cérébrale n’est pratiquement pas protégée contre les agressions du monde extérieur. Occuper un tel emplacement n’est pas sans danger. Le système immunitaire du corps ne peut lui assurer aucune protection – hormis dans les fosses nasales où les muqueuses sont les seules défenses du cerveau, et où le moindre rhume hivernal déclenche un combat dans le cadre duquel tout doit être mis en œuvre pour assurer sa sauvegarde.

Lorsque ces mesures s’avèrent inefficaces, le cerveau ne peut le percevoir, car le système nerveux central est lui-même privé de nerfs. Mais si la microaiguille qui poursuivait sa progression au-delà des lobes olfactifs de L.N. et pénétrait dans son hippocampe n’engendrait pas la moindre sensation, elle déclenchait une infection à la propagation rapide…

Dès son éveil tardif, la femme qui pensait se nommer Sparta éprouva des démangeaisons dans la partie supérieure de son nez, au-dessous de l’œil droit.

La veille seulement, elle s’était trouvée dans le Maryland, au cœur des installations du centre où se poursuivait le programme, au nord de la capitale. Comme chaque soir, elle avait regagné le dortoir en regrettant sa chambre de la maison familiale, à New York, tout en étant consciente qu’elle n’aurait pu y vivre compte tenu des circonstances. Ici, tous faisaient preuve d’une extrême gentillesse à son égard. Elle aurait dû, se sentir… elle s’y efforçait… honorée de se trouver en ce lieu.

Mais, ce matin-là, le cadre était différent. Cette pièce possédait un haut plafond sur lequel se superposaient un siècle de couches de laque blanche, et les bulles d’air emprisonnées dans les vitres des fenêtres démesurées transmuaient le soleil en galaxies d’or en fusion entre des rideaux de dentelle poussiéreux. Elle ignorait où elle se trouvait, mais ce n’était pas une nouveauté pour elle. Ils avaient dû procéder à un nouveau transfert à la faveur de la nuit. Elle trouverait son chemin, ainsi qu’elle l’avait déjà fait en bien d’autres endroits.

Elle éternua à deux reprises et se demanda un bref instant si elle n’avait pas pris froid. Le goût désagréable qui s’accentuait dans sa bouche commençait à effacer toutes les autres sensations ; elle goûtait aux restes de son dîner de la veille, comme si les plats se trouvaient encore devant elle. Toutes les saveurs étaient simultanées, cependant : haricots verts et crème anglaise, bouts de steak haché en ébullition dans sa salive. Des formules vaguement appréhendées d’amines, d’esthers et de glucides dansaient dans son esprit avec une viscosité familière, bien qu’elle ignorât leur signification.

Elle se leva rapidement, enfila sa robe de chambre et ses pantoufles… en supposant simplement que ces effets lui appartenaient…, puis elle se mit en quête d’un lieu où il lui serait possible de se brosser les dents. L’odeur du couloir parcouru de courants d’air était entêtante : cire et urine, ammoniaque et bile, térébenthine – des senteurs qui évoquaient des spectres de suppliants et de bienfaiteurs décédés, d’employés et de pensionnaires, de visiteurs et de surveillants, toutes les personnes qui avaient emprunté ce corridor depuis un siècle. Elle éternua encore et encore, et la puanteur finit par s’atténuer.

Elle découvrit bientôt un cabinet de toilette où il lui serait possible de procéder à quelques ablutions. Elle s’étudiait dans le miroir de l’armoire, lorsqu’elle fut brusquement projetée hors de son être : l’image parut se dilater et elle eut devant elle une représentation fortement agrandie de son œil, un iris brun foncé et vitreux. Mais elle pouvait également voir son reflet ordinaire ; cet œil géant se superposait simplement à ses traits familiers. Elle ferma une paupière et ne vit plus que sa face. Elle ferma l’autre, et son regard plongea dans les ténèbres insondables des profondeurs aqueuses d’une immense pupille dilatée.

Son œil droit lui semblait… étranger ?

Elle cilla à deux reprises et ce phénomène de double exposition s’interrompit. Son visage était redevenu normal. Elle se remémora qu’elle souhaitait se laver les dents. Après quelques minutes, les vibrations de la brosse la bercèrent et la firent sombrer dans un état de rêverie éveillée…

 

*

 

Les ronflements sonores de l’hélicoptère qui se posait sur la pelouse ébranlèrent les fenêtres, et les membres du personnel furent brusquement affairés. L’arrivée inopinée d’un tel appareil annonçait presque toujours une inspection.

Lorsque le médecin monta de ses appartements et entra dans son bureau, un des assistants du directeur l’y attendait. S’il éprouva de l’inquiétude, il fit de son mieux pour ne pas le laisser paraître.

— Nous vous avions pourtant répondu que nous vous contacterions, déclara poliment l’homme.

Il s’agissait d’un individu de petite taille, avec des cheveux orange vif dont les boucles serrées se collaient à son crâne.

— Je vous croyais à Fort Meade ?

— Le directeur m’a chargé de venir vous délivrer son message de vive voix.

— Il aurait pu me contacter par vidéocom.

— Il vous demande de m’accompagner au quartier général. Immédiatement, je le crains.

— C’est impossible.

Le médecin gagna le vieux siège en bois et s’y assit avec une raideur attribuable à sa tension nerveuse.

— Nous nous en doutions, déclara le visiteur en libérant un soupir. Telle est la raison de ma venue.

Le visiteur avait gardé son pardessus en poil de chameau et son écharpe de laine péruvienne assortie à sa chevelure. Ses chaussures de cuir verni à hauts talons étaient également orange. Il ne portait que des vêtements d’origine organique, révélateurs de l’importance de son salaire. Il ouvrit avec soin son manteau et sortit du holster visible sous son aisselle un Colt Aetherweight calibre .38 muni d’un silencieux de dix centimètres. Cet homme était une palette de diverses tonalités d’orange, mises en relief par l’acier bleui du pistolet. Il braqua le canon de cette arme sur le ventre proéminent du médecin.

— Veuillez me suivre immédiatement.

Alors qu’elle revenait vers sa chambre, Sparta fut ébranlée par une brusque souffrance dont le point d’origine se situait dans son oreille gauche. La douleur était si aiguë qu’elle trébucha et dut se retenir à la cloison. Les bourdonnements et les gémissements d’un courant de soixante périodes qui se propagent à travers les lattes et le plâtre, le fracas des marmites qu’on lave dans les cuisines, les plaintes d’une personne âgée… la vieille femme du 206, sut-elle immédiatement tout en ignorant de quelle manière elle avait appris l’identité de la personne qui occupait cette chambre…, encore d’autres pièces, d’autres bruits, deux hommes qui discutent quelque part et dont les voix paraissent vaguement familières…

 

*

 

Le médecin hésita. S’il n’était pas véritablement surpris par la tournure des événements, la situation avait évolué plus rapidement qu’il n’aurait pu le supposer.

— Et si…

Il ravala sa salive, avant de reprendre sa phrase :

— Et si je refuse de vous accompagner ?

Il lui semblait assister à cette scène en simple spectateur, et il regrettait seulement que ce ne fût pas effectivement le cas.

— Docteur… (Son interlocuteur secouait la tête avec tristesse.) Le personnel de cet établissement est d’une loyauté absolue. Quoi qu’il puisse se passer dans cette pièce, personne n’en parlera. Vous pouvez me croire.

Convaincu, il se leva et se dirigea lentement vers la porte. L’individu aux cheveux orange l’imita sans le quitter des yeux et parvint même à exprimer de la déférence tout en le menaçant avec son arme.

Le médecin gagna le portemanteau et prit son pardessus. Il entreprit de l’enfiler, et s’emmêla dans son écharpe.

L’autre homme lui adressa un sourire compatissant, avant de dire :

— Désolé.

Sans doute voulait-il lui indiquer qu’en d’autres circonstances il n’eût pas manqué de l’aider. Après être finalement parvenu à mettre le pardessus, son prisonnier lança un regard derrière lui. Ses yeux étaient humides et il tremblait. La peur déformait ses traits.

— Après vous, je vous en prie.

Le médecin tourna le bouton de la porte et ouvrit le battant. Il s’avança vers le couloir et trébucha en franchissant le seuil, en proie à ce qui semblait être le prélude à une crise de panique. Déséquilibré, il tomba sur un genou et l’individu aux cheveux orange s’avança vers lui, la bouche incurvée par un rictus de mépris.

— Il n’y a vraiment pas de quoi être bouleversé à ce point…

L’envoyé du directeur tendit la main au médecin accroupi, qui se redressa d’un bond et le repoussa contre l’encadrement de la porte d’un coup d’épaule. Puis son poing droit s’éleva rapidement, avec force, et fit dévier le bras gauche de son adversaire avant de percuter violemment son torse, sous le sternum.

— Aaahhh… ?

C’était moins un cri de souffrance qu’un hoquet de surprise. Sidéré, l’homme à la chevelure orange baissa les yeux sur son estomac. Le cylindre d’une grosse seringue hypodermique dépassait du pardessus en poil de chameau, au niveau du diaphragme.

Il n’y avait pas la moindre goutte de sang. L’hémorragie était interne.

Mais il vivait encore. Compte tenu de l’épaisseur du vêtement, l’aiguille était trop courte pour atteindre son cœur. Les tubes télescopiques internes continuèrent cependant de se déployer à la rencontre de son muscle cardiaque, lorsqu’il braqua le canon du Colt vers son adversaire et que son index se crispa sur la détente…

 

*

 

Les phtt, phtt, phtt, phtt de l’arme munie d’un silencieux furent comparables aux sifflements d’un lance-fusées, pour l’ouïe hypersensible de Sparta. Elle recula en titubant le long du corridor, en direction de sa chambre. Les cris et les hoquets d’agonie résonnaient à l’intérieur de son crâne et le grondement des pas des personnes qui couraient à l’étage inférieur l’ébranlait comme une secousse sismique.

Dans son esprit, telle une diapositive projetée sur un écran, elle vit apparaître l’image du propriétaire d’une des voix qu’elle venait d’entendre – celle d’un petit homme aux vêtements trop coûteux et voyants ; un individu aux cheveux orange bouclés, un être qui lui inspirait de l’aversion et de la crainte. Alors que ce portrait se formait, le phénomène d’amplification des sons diminua progressivement.

D’autres pensionnaires de l’asile privé erraient désormais dans le couloir, rasant les murs sous l’effet de la peur. Il n’était plus nécessaire de posséder une ouïe très développée pour entendre le fracas qui s’élevait de l’étage inférieur, désormais. Arrivée dans sa chambre, Sparta se dépouilla de son peignoir et se hâta d’enfiler les vêtements plus chauds qu’elle trouva dans un placard ; des effets qu’elle ne reconnut pas mais qui devaient de toute évidence lui appartenir. Pour des raisons que sa mémoire défaillante refusait de lui révéler, elle savait qu’elle devait prendre la fuite le plus rapidement possible.

Le corps du médecin gisait sur le seuil de son bureau. Il était allongé sur le dos et sa nuque baignait dans une mare de sang. Sur le sol, près de lui, l’homme à la chevelure orange se contorsionnait et tentait de retirer un objet planté dans son estomac.

— Aidez-moi, aidez-moi ! râlait-il en s’adressant aux infirmières qui tentaient de le secourir.

Une femme portant un uniforme de pilote repoussa les personnes regroupées autour du blessé afin d’entendre ses paroles, mais ces dernières furent brusquement couvertes par les mugissements d’une sirène.

— Retrouvez-la ! Capturez-la… murmura l’homme. La souffrance fit crisser ses dents. Il venait de réussir à retirer la seringue hypodermique, mais en partie seulement…

— Conduisez-la au directeur !

Sa voix grimpa dans les aigus et il hurla :

— Oh ! Aidez-moi, aidez-moi…

Puis le dernier tube télescopique, celui qui était fin comme un cheveu, transperça son cœur, dont les battements s’interrompirent aussitôt.

 

*

 

Une infirmière pénétra en trombe dans la chambre de L.N. et la trouva déserte. Un des montants du lit reposait sur le sol. Le châssis de la fenêtre était remonté et un courant d’air glacé provenant de l’extérieur agitait les rideaux de dentelle jaunie. Comparable à un épieu, une barre de fer empalait l’épais grillage tendu au-delà et le repoussait de côté. Ce levier improvisé avait jusqu’alors constitué un des éléments du lit de la patiente.

La femme se précipita vers la fenêtre en entendant les gémissements aigus des turbines de l’hélicoptère s’amplifier brusquement. La machine noire fuselée qui se découpait sur la pelouse brunie par le gel s’élevait en effectuant du surplace et son nez, semblable à la tête d’une vipère, semblait renifler son chemin sous les pales du rotor.

La femme pilote se rua dans la chambre, pistolet au poing. Elle gagna à son tour la fenêtre et écarta brutalement l’infirmière, pour voir l’engin tactique s’élever de deux mètres, s’incliner vers l’avant, puis s’éloigner en rase-mottes et franchir la clôture entre deux peupliers.

— Merde !

Elle ne pouvait en croire ses yeux et savait qu’il eût été inutile de gaspiller des munitions en tirant sur l’appareil blindé.

— Qui diable a pris les commandes de mon hélico ?

— Elle, répondit l’infirmière.

— Mais de qui parlez-vous, bon sang ?

— De la personne que nous cachions ici. Celle que vous deviez conduire au directeur.

L’autre femme suivit l’appareil du regard jusqu’au moment où il descendit dans un arroyo situé au-delà de l’autoroute pour ne plus réapparaître. Après avoir grommelé un dernier juron, elle s’écarta finalement de la fenêtre.

 

*

 

Sparta pilotait l’hélicoptère sans trop savoir comment. Un ou deux mètres en contrebas du train d’atterrissage le sol gelé défilait rapidement, et les berges boueuses et rocailleuses du cours d’eau oscillaient un peu trop près des extrémités tournoyantes des pales, alors qu’elle se familiarisait avec le manche à balai et les pédales. Un patin heurta des galets et l’appareil donna de la bande, effectua de lui-même un rétablissement, et poursuivit son vol.

Une carte holographique du terrain se déroulait dans les airs et se superposait au paysage réel, sous les yeux de Sparta. Elle grimpait à présent vers le haut de la colline – les rails du magnéplane inter-États qu’elle avait croisés avant de découvrir l’arroyo réapparurent devant elle, juchés sur des chevalets d’acier et barrant son chemin. Elle passa sous l’obstacle. Le grondement des moteurs fut répercuté pendant une fraction de seconde et une pale se mit à vibrer en libérant une plainte assourdissante et suraiguë après avoir grignoté un pylône au passage.

Le cours d’eau se rétrécissait et ses berges devenaient plus abruptes et élevées. L’érosion avait creusé… paresseusement, au fil des siècles… un cône de déjection alluvial dans les montagnes qui se dressaient devant elle, ouvrant dans la roche rougeâtre une entaille en V rappelant la mire d’un fusil.

Elle était toujours en pilotage manuel et chaque seconde passée dans les airs lui apportait de l’assurance. Elle s’interrogea sur son aptitude à piloter un engin si compliqué et dont elle tenait pour la première fois les commandes, à en croire ses souvenirs, tout au moins. Elle connaissait d’instinct l’utilité de chaque chose, sa logique, l’emplacement des instruments de bord et de contrôle, les capacités de tous les sous-systèmes.

Elle en déduisit qu’elle avait reçu une formation de pilote. À partir de ce fait, elle arriva à la conclusion que les causes de son amnésie devaient être très importantes.

Elle leur attribua la crainte que lui inspirait l’homme à la chevelure orange, cette terreur qui l’avait poussée à prendre la fuite. Elle comprit… parce qu’elle se remémorait tout ce qui venait de se produire depuis qu’elle s’était éveillée en éprouvant un impérieux besoin de se brosser les dents, y compris les nombreuses anomalies relevées au fil des heures… qu’on avait sciemment effacé un épisode de son existence, qu’il s’agissait de la raison pour laquelle elle se trouvait en danger, et qu’il devait exister un rapport entre l’individu aux cheveux flamboyants, la disparition de plusieurs années de ses souvenirs, et le péril qu’elle courait actuellement.

Sparta… elle prit conscience que ce n’était pas son véritable nom mais une identité d’emprunt qu’elle avait assumée pour des motifs importants mais pour l’instant inconnus… s’adressa à l’hélicoptère.

— Snark, mon matricule est L.N. 30851005. Reconnais-tu mon autorité ?

Après une brève pause, l’ordinateur de bord lui répondit :

— Je me place sous votre commandement.

— Alors, cap sur Westerly. Altitude minimale et vitesse maximale, conformément aux protocoles de vol furtif. Mode automatique.

— Mode auto confirmé.

Les murailles jurassiques de grès rouge de Flatiron défilaient rapidement de chaque côté de l’appareil, le surplombant d’une hauteur vertigineuse. Le sol de la gorge asséchée qui devait servir de lit à un cours d’eau torrentiel pendant les orages de la fin de l’été était jonché de blocs de granité érodés et s’élevait en formant des marches irrégulières. L’engin frôla les branches dénudées rosâtres des saules qui s’entrelaçaient sur la berge puis s’éleva presque à la verticale vers le haut de la montagne, en esquivant des arbres inclinés et des falaises basaltiques en surplomb. Finalement, le canyon se rétrécit brusquement et se changea en un couloir peu profond qui traversait une forêt de pins, alors que le relief s’aplanissait en prairies où se dressaient quelques tremblaies.

Sparta modifia l’échelle de la représentation holographique du terrain qui défilait sous ses yeux et l’étudia jusqu’au moment où elle trouva un lieu dont les caractéristiques correspondaient à ses besoins.

— Snark, cap à quarante degrés nord ; cent cinq degrés, quarante minutes et vingt secondes ouest.

— Quarante nord ; un zéro cinq, vingt ouest. Confirmé.

L’appareil ralentit brusquement et parut hésiter à l’orée d’un bosquet de trembles. Son mufle frémissait, comme s’il était occupé à renifler une trace.

Un instant plus tard, il accélérait au-dessus du terrain dégagé et enneigé, en direction d’une chaîne lointaine de pics élevés que le soleil faisait miroiter.

 

*

 

— Nous avons une acquisition visuelle.

Sur un des écrans d’une salle souterraine, à deux mille kilomètres de là, quelques personnes regardèrent l’hélicoptère qui filait en rase-mottes. Ou plus exactement l’image agrandie retransmise par un satellite espion se trouvant en orbite six cents kilomètres plus haut.

— Pourquoi n’utilise-t-elle pas les protocoles de vol furtif ?

— Elle ignore sans doute comment procéder.

— Elle sait piloter cet engin, en tout cas. L’homme qui venait de parler, un quinquagénaire aux cheveux gris argenté coupés court, portait un costume de laine anthracite et une cravate de soie grise unie sur une chemise de coton couleur perle : une tenue civile qui évoquait un uniforme militaire.

Il eût été impossible de rétorquer quoi que ce soit à l’accusation lancée par cet homme, et elle ne suscita aucune réponse.

Une femme toucha sa manche, retint son regard, et désigna du menton les ombres de la salle. Ils s’y réfugièrent, pour parler sans témoins.

— Que se passe-t-il ?

— Si McPhee a effectivement restauré sa mémoire à court terme à l’aide d’implants cellulaires synthétiques, elle peut recouvrer ses capacités acquises avant l’intervention, murmura-t-elle.

Il s’agissait d’une belle femme, aussi sévère, autoritaire et grisonnante que lui, avec des yeux noirs qui faisaient penser à deux mares de ténèbres au sein de la pénombre.

— Vous êtes parvenue à me convaincre qu’elle ne pourrait jamais se remémorer ce qu’elle avait vu ou fait au cours de ces trois dernières années, lui rappela-t-il avec irritation.

Il était évident qu’il devait prendre sur lui pour ne pas hausser la voix.

— La permanence… autrement dit le degré… de l’amnésie rétroactive due à la perte de la mémoire à court terme est rarement prévisible…

— Et c’est maintenant que vous me le dites ? Cette fois, il avait parlé d’une voix assez forte pour inciter toutes les autres personnes présentes à se tourner vers lui.

— Mais nous pouvons être absolument certains qu’elle ne se remémorera jamais ce qui s’est passé après l’intervention.

Elle fit une pause, avant de conclure :

— Jusqu’à la réintervention. Jusqu’à ce jour. Puis ils sombrèrent tous deux dans un profond silence, et pendant un instant nul ne dit mot à l’intérieur de la salle obscure. Tous étudiaient l’hélicoptère qui semblait fuir son ombre au-dessus des tertres enneigés et des étangs gelés, entre les pins et les trembles, au fond de défilés abrupts, suspendu sous ses rotors qui scintillaient comme les ailes membraneuses d’une libellule captive des mailles du réseau de balayage du satellite d’observation.

L’image vacilla un instant avant de se stabiliser sous un angle légèrement différent. Un autre satellite venait de prendre la relève.

— Monsieur Laird, cria un des opérateurs. J’ignore si c’est important, mais…

— Dites toujours.

— Au cours des deux dernières minutes, l’appareil a graduellement pivoté en sens inverse des aiguilles d’une montre. Il suit à présent un cap sud-est.

— Elle s’est perdue ! s’exclama avec enthousiasme un des assistants. Elle vole à l’aveuglette !

L’homme en gris n’en fit pas cas.

— Montrez-moi l’ensemble du secteur. L’image visible sur l’écran principal s’amenuisa pour englober les Grandes Plaines qui se dressaient tel un océan pétrifié au pied de la Front Range et les cités qui s’y étaient échouées, telles des épaves. Cheyenne, Denver, Colorado Springs, fondues par leurs faubourgs en une unique métropole étirée. À cette échelle, l’hélicoptère était microscopique, invisible, mais l’intersection des fils du réticule indiquait toujours sa position.

— La cible semble désormais garder le même cap, annonça l’opérateur.

— Malédiction, elle se dirige vers le Space Command, grommela l’homme en gris.

Il regarda son pendant féminin avec amertume.

— Pour y chercher refuge ? hasarda-t-elle d’une voix hésitante.

— Il faut abattre cet appareil, lança l’assistant, auparavant enthousiaste et désormais paniqué.

— Avec quoi ? Notre seul engin armé se trouvant dans un rayon de huit cents kilomètres autour de la cible est justement celui-là.

Il se tourna vers la femme et lui lança sans prendre la peine de baisser la voix :

— Si seulement j’étais resté sourd à vos arguments spécieux…

Il se pencha vers la console, sans achever sa phrase, et de colère grinça des dents.

— Elle ne respecte pas les protocoles de vol furtif. Quelles sont les possibilités de brouillage ?

— Il est impossible de perturber les systèmes de navigation et de contrôle, monsieur. Ils bénéficient d’une protection totale.

— Et le brouillage de ses transmissions ?

— C’est réalisable.

— Faites-le immédiatement.

— Ce genre d’intervention ne peut avoir une précision chirurgicale, monsieur. L’Air Defense Command risque de ne pas apprécier.

— Exécutez mes ordres. Je me charge de l’ADC. Il se tourna vers un assistant.

— Établissez une liaison prioritaire avec le Commandant en chef du NORAD. Mais fournissez-moi au préalable le profil de ce type.

L’homme lui tendit un communicateur.

— Le responsable du NORAD est un certain général Lime, monsieur. Tout ce que nous savons sur lui s’affiche sur l’écran B.

L’homme en gris marmonna quelques paroles dans le communicateur, puis mit l’attente de la réponse à profit pour lire rapidement les renseignements concernant le militaire et préparer le discours qu’il lui tiendrait, avant de reporter son attention sur l’écran principal.

Le réticule du satellite espion se rapprochait inexorablement du quartier général de l’Air Force Command, à l’est de Colorado Springs. Une voix sèche crépita dans le communicateur et l’homme en gris se hâta de répondre :

— Général, ici Bill Laird…

Sa voix était à la fois pleine d’assurance, de chaleur humaine et de déférence.

— Je suis sincèrement désolé de vous importuner, mais je suis confronté à un sérieux problème et je crains de n’avoir laissé la situation m’échapper… À tel point, en fait, que mes ennuis sont devenus également les vôtres. Ce qui explique les interférences électromagnétiques que vous devez capter sur les fréquences de combat…

 

*

 

Cet entretien téléphonique épuisa ses réserves d’amabilité et de persuasion. Et ce ne fut pas le seul appel que Laird dut passer, le général Lime ayant refusé d’agir sans avoir préalablement reçu une confirmation du supérieur hiérarchique de son interlocuteur.

Des mensonges furent transmis dans l’éther et, lorsque le directeur raccrocha finalement le combiné, son sourire tendu ne parvenait plus à dissimuler le tremblement de ses lèvres. Il tirailla la manche de la femme en gris puis la guida à nouveau vers les ombres.

— Tous nos projets s’effondrent, à cause de vous, fit-il avec colère. Et nous aurons perdu toutes ces années de travail. Croyez-vous que je pourrai conserver mon poste après un échec aussi cuisant ? Nous devrons nous estimer heureux si nous ne faisons pas l’objet de poursuites.

— Je doute que le Président…

— Vous ! Je vous entends encore me conseiller de la garder en vie !

— Elle était extraordinaire, William. Aux premiers stades. Elle a été une adepte dès sa naissance.

— Elle ne s’est jamais abandonnée à la Connaissance.

— Ce n’était qu’une enfant !

Une quinte de toux sèche servit de réplique. L’homme fit les cent pas en ruminant de sombres pensées, avant de s’immobiliser brusquement et de secouer la tête.

— Oui, nous devrons dissoudre notre groupe et aller nous fondre dans l’anonymat du reste du troupeau.

— William…

— Oh ! Nous resterons en contact. Je suis même certain qu’on nous confiera des postes importants dans des services gouvernementaux. Mais tout sera à refaire.

Il croisa les doigts et fléchit leurs jointures.

— Ce sanatorium doit disparaître. Nous sommes contraints de nous disperser. Le moment est venu de tout arrêter.

La femme en gris estima préférable de ne pas émettre la moindre objection.

 

*

 

— L’appareil non identifié serait donc en pilotage automatique ?

Le sergent semblait sceptique. Avec une dextérité attribuable à une longue pratique, elle fournit les coordonnées de l’hélicoptère en approche au SGCA : le Système de Guidage des Catapultes Antiaériennes.

— Il s’agit en fait d’un engin expérimental qui a perdu la boule, répondit le capitaine. Selon les postes d’observation, ceux qui le testaient l’ont laissé filer et il fonce en direction de nos installations au sol.

Hors du périmètre de la base du quartier général du Space Command, des batteries valsèrent sur leurs affûts.

— Les intercepteurs ne pourraient pas s’en charger ?

— Bien sûr que si. Un F-14 n’aurait qu’à décoller, grimper, se placer au-dessus de la cible, et la descendre. Mais avez-vous assisté à une démonstration de ces nouveaux hélicos militaires, sergent ? Ces machines peuvent voler en rase-mottes à six cents kilomètres à l’heure. Et qu’est-ce qu’on trouve sur le sol, entre nous et les montagnes ?

— Oh !

— Tout juste. Des maisons, des écoles, ce genre de trucs. Voilà pourquoi ce sera à nous de jouer dès que la cible entrera dans le périmètre de défense.

Le sergent regarda l’écran du radar.

— Eh bien, nous serons fixés dans une vingtaine de secondes. Il approche toujours.

Elle arma le SGCA avant même que le capitaine lui en eût donné l’ordre.

 

*

 

Le Snark filait en grondant au ras des toits des ranches des faubourgs, au-dessus des piscines et des jardins de rocaille, des larges boulevards et des lagons artificiels, soulevant des tuiles, ébranlant les dernières feuilles mortes des trembles, terrifiant les passants, aspirant la poussière et la fange des plans d’eau dans son sillage. Les antennes de l’hélicoptère qui se ruait vers la base émettaient sans discontinuer es appels sur toutes les fréquences militaires et civiles, mais elles ne captaient aucune réponse. L’étendue plate et dénudée du périmètre de défense se rapprochait rapidement…

 

*

 

Quand l’hélicoptère franchit en grondant les clôtures et passa au-dessus des véhicules des pompiers, des ambulances et des voitures de police, quelques observateurs notèrent… et plus tard témoignèrent… que l’appareil ne semblait pas se diriger vers la forêt d’antennes orientées vers l’espace constituant le trait le plus caractéristique du quartier général du Space Command, mais plutôt vers les bâtiments du centre tactique devant lesquels se trouvait une aire d’atterrissage. Il s’agissait cependant d’une distinction subtile – bien trop subtile pour être prise en considération lorsqu’il fallait se décider en une fraction de seconde.

Trois missiles bondirent dans les airs à l’instant où le Snark pénétrait à l’intérieur de la base. Ces engins n’étaient que des cylindres d’acier fuselés sans la moindre charge explosive, mais leur impact pouvait être comparé à celui d’une météorite ou d’un bulldozer volant. Deux dixièmes de seconde après avoir quitté leurs lanceurs, ils perforèrent le blindage de l’hélicoptère. Il ne se produisit aucune explosion, cependant. Les fragments de l’appareil désintégré se disséminèrent simplement sur le terrain de manœuvre comme une poignée de confettis en feu et les bouts de métal plus importants s’éloignèrent en fumant, tels de vieux journaux roulés en boule, consumés par les flammes.

 

Point de rupture
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